Introduction / Elissa Poole
Ces quatre pièces n’auraient pas vu le jour si ce n’eût été d’Eve Egoyan, pour qui elles furent écrites. Mais cela ne saurait occulter une vérité plus fondamentale : que ces pièces n’existeraient pas si elles avaient été composées pour un autre interprète. Leur création tient au fait qu’Eve s’est mise à la recherche—et a inspiré—des oeuvres reflétant une esthétique distincte, délicate et exigeante. Le titre de ce CD, Weave, se veut une allusion à une qualité que partagent ces pièces, mais j’aime croire que le titre renvoie à la relation qui unit le compositeur, l’interprète et l’auditeur. Tissée au coeur de cette relation et permettant de lui donner vie, se trouve la confiance : celle des auditeurs envers Eve, laquelle les guide vers— et à travers de—ces musiques qui lui sont chères, et celle des compositeurs envers Eve et sa merveilleuse aptitude à comprendre et communiquer leur pensée musicale.
Dans Herl, Martin Arnold émerge des catacombes de la polyphonie enchevêtrée qui caractérisait plusieurs de ses oeuvres récentes, pour se plonger dans une homophonie tout aussi primale. Celui qui s’adonnait à la quête se prépare maintenant à recevoir, mais il n’est menotté par aucune certitude. Un flot instable d’harmonies douces et denses se déverse, langoureux et capricieux, tandis qu’à la surface, brille quelque chose qui s’apparente à une mélodie, enjolivée de trilles et de guirlandes, avec la clarté d’un rayon de soleil traversant la fissure d’une fenêtre gothique. Bien qu’il soit orienté vers le sacré, Arnold ne s’imprègne pas de la mathématique urgente et cristalline qui caractérise Messiaen. À la fin, une gigue atavique atteint l’état de grâce.
Le contrepoint à trois voix de To Weave (a meditation) de James Tenney peut sembler étonnamment simple lorsqu’il apparaît sur la partition, chaque voix occupant sa propre portée et son propre registre, l’interprète ne jouant jamais plus d’une note à la fois. Il faut 30 secondes, invariablement, pour passer d’une page de la partition à la suivante, mais cet espace contient une quantité variable de notes. Lorsque les notes sont espacées, chacune peut être écoutée en relation aux autres, formant des arpèges lents et aléatoires. Mais au fur et à mesure qu’augmente la densité de notes (que l’oreille perçoit comme une accélération, et qui est accompagnée d’un crescendo), ce simple champ se subdivise en trois lignes distinctes. Il est difficile d’identifier le moment précis où un mode d’écoute supplante l’autre, bien que l’on soit ballotté par le flux et le reflux de la musique. On comprend pourquoi Tenney qualifie l’oeuvre de méditation, car elle révèle notre désir (et nos efforts) de percevoir l’unité dans ce qui nous est donné d’entendre. Écoutez très attentivement et vous verrez que l’ego s’y abandonne.
Dans cette incantation qu’est Metaphonesis, l’articulation très méticuleuse des accords de Jo Kondo se veut percussive et angulaire, évoquant les blocs de bois, les carillons éoliens, ne prétendant à aucune harmonie, comme si elle aspirait à un état à la fois plus pur et plus abstrait. La sensualité se manifeste en retrait, dans la rencontre d’harmonies ou dans le silence qui s’installe entre les accords. Pourtant, cette sensualité est le fruit de notre propre désir. Vers la fin de l’oeuvre, une longue procession d’accords s’impose face à cette sonorité immaculée, et chaque fois, cette procession établit une relation à laquelle nous adhérons aussitôt. Mais où se situe ce point fixe? Est-il à l’extérieur ou à l’intérieur?
Michael Finnissy parle de Satie—et à Satie—dans ERIK SATIE like anyone else, s’adressant au gentilhomme de velours, à l’iconoclaste (un terme choisi pour son évocation de verre brisé), au fidèle d’une église dont il est l’unique membre, et qui se traîne des music-halls de Montmartre à son cagibi de banlieue, portant un cahier rempli de gribouillis gnomiques. L’idéal de la pureté et l’interférence mentale se concurrencent. Avant que ne débute la conversation imaginaire, un récitatif dont l’esprit perd le fil, se répète, cite de mémoire et attend des réponses. Des bribes de mélodie reviennent, ni tout à fait modales, ni tout à fait mémorables, toujours énigmatiques. Mais cette musique, elle aussi, atteint l’état de grâce dans la danse—un two-step syncopé à la manière d’un ragtime … et ne ressemble à personne d’autre. ep
Herl, 2003 – Martin Arnold
Herl n’est pas un néologisme, ni même un verbe. Herl, ce sont les barbelures d’une plume dont on orne les mouches à pêche, et c’est le nom que porte cette composition, écrite pour Eve Egoyan avec admiration et gratitude. ~MA
Une commande d’Eve Egoyan, Herl a été rendu possible par l’appui du Conseil des arts du Canada.
To Weave (a meditation), 2003 – James Tenney
Des vagues pour Eve, vague après vague, petites vagues sur le dos de plus grandes, et cætera, mais calibrées de façon à ce que leur sommet corresponde à celui de la proportion divine. To Weave tisse une toile polyphonique à trois voix, au contrepoint dissonant, clin d’oeil respectueux en direction de Carl Ruggles et de Ruth Crawford Seeger. Enfin, une méditation portant sur la dimension merveilleusement physique et l’incontournable spiritualité de tout acte de création musicale. ~JT
Une commande d’Eve Egoyan, To Weave a été rendu possible par l’appui du Conseil des arts du Canada.
Metaphonesis, 2001 – Jo Kondo
J’ai du respect pour tous les sons qui composent la musique. Chaque son doit être une entité propre, avoir sa propre vie. En soi, le son n’est pas tout à fait musique. Dans mes compositions, je crée un réseau de relations inter-tonales, tout en m’efforçant de préserver la possibilité de percevoir, à l’oreille, l’entité et la vie de la moindre note (ou du moindre accord) à l’intérieur de cette relation, car c’est cette relation qui transforme le son en musique. Le titre de cette composition, Metaphonesis, sous-tend cette croyance. Cette oeuvre pour piano est dédiée à Eve Egoyan. ~JK
Une commande d’Eve Egoyan, Metaphonesis a été rendu possible par l’appui financier du fonds Japon-Canada et du Conseil des arts du Canada.
ERIK SATIE, like anyone else, 2002 – Michael Finnissy
Satie, like anyone else, mais pas comme n’importe qui. Pas tout à fait chez lui. S’évadant dans sa musique. Voix du plain-chant, ritualiste, innovateur, féru de ragtime et de two-step américains. Un classiciste, doté d’un sens inné du contrôle et de l’équilibre. Gardant ses distances hiératiques. Le Chabrier wagnérien de «Gwendoline» (les orgies mystiques de Sâr Péladan), la discipline de la Schola Cantorum (ces étranges objets de curiosité), les allusions secrètes et les souvenirs troublés, qui resurgissent de façon impromptue, comme ceux de n’importe qui. Mais ça, ce n’est pas Satie, c’est moi (moi avec Satie, un siècle plus tard). Et un siècle plus tard, l’homme pauvre et solitaire ne fait pas figure d’incompétent technique. Un siècle plus tard, la «cadence» est enfin devenue une ponctuation dépassée, le «coût» s’est substitué à la «valeur», et le diatonisme émerge des eaux gelées du sérialisme; hideusement, sa carcasse gonflée a été purgée de toute vie, de toute identité. Satie—le héros de ma jeunesse adolescente, provocateur et renégat. Menant un combat flou et, certains diraient, irréel, aux côtés de Ives et de Varèse. Bientôt, Busoni et Schoenberg les rejoindraient. Tout cela, capté au vol dans un moment de l’histoire. Le moment présent. Composé à l’intention d’Eve Egoyan, en songeant au caractère, à la profondeur, à la sensibilité du doigté et du phrasé dont elle illumine tout ce qu’elle joue : alchimie, authenticité, intrépidité. ~MF
ERIK SATIE, like anyone else est une commande d’Eve Egoyan, avec l’appui du British Council.