Liner Notes Hidden Corners (Recoins) French

Eve Egoyan: «Hidden Corners (Recoins)»
Professeur Robert Orledge

Erik Satie (1866-1925) demeure l’un des compositeurs les plus bizarres et les plus fascinants de l’histoire de la musique moderne. De fait, il contribua pour beaucoup à en déterminer le cours par son influence sur les compositeurs du groupe des Six, puis, plus tard, sur John Cage, qui déclarait en 1958 : « Il ne s’agit pas de savoir si Satie est pertinent, il est indispensable. » Tout comme celle de Fauré, la musique de Satie manifeste un renouvellement constant au sein d’une gamme texturale en apparence limitée; il a également raffiné son expression musicale vers la fin de sa vie en la réduisant strictement à l’essentiel, en lui conférant une plus grande force  contrapontique. Mais la similitude s’arrête là, car Satie est toujours demeuré un iconoclaste de gauche. Il rejetait totalement les concepts du dix-neuvième siècle, l’expressivité romantique et le développement roman-tique, et il fut le premier à répudier l’emprise dévorante de Wagner sur la musique française. Il contourna l’« impressionnisme » et les sonorités orchestrales envoûtantes de Debussy et de Ravel, et son art dérivait plus des peintres (surtout des cubistes) que des autres compositeurs.

Mais en tout premier lieu, Satie était un homme d’idées, un précurseur du total chromatisme (c’est-à-dire pratiquement du sérialisme) et du minimalisme (dans Vexations de 1893), du piano préparé (dans Le Piège de Méduse en 1913), du néoclassicisme (dans sa Sonatine bureaucratique de 1917) et même de la muzak (dans sa Musique d’ameublement de 1917-1923). En même temps, il poursuivit sans compromis sa voie intérieure vers la simplicité, la retenue, la brièveté et la clarté, de manière esssentiellement française ou, dans le cas de Satie, parisienne. Il resta fidèle à l’esthétique de composition qu’il avait notée en 1917, et son art, tout comme celui de Debussy d’ailleurs, dérivait essentiellement de la mélodie, bien que dans le cas de Satie elle devait rester en contact direct avec ses racines populaires. « N’oubliez pas que la mélodie est l’Idée, le contour, ainsi qu’elle est la forme et la matière d’une œuvre. L’harmonie, elle, est un éclairage, une exposition de l’objet, son reflet. …On ne peut critiquer le métier d’un artiste que si celui-ci continue un système. S’il y a forme et écriture nouvelle, il y a métier nouveau. » Et, dans ses œuvres de piano, en majorité assemblées d’après des séries de motifs (les « Idées ») à la façon d’un puzzle, Satie démontra comment cela pouvait être réalisé.La carrière de Satie se partage en deux périodes principales (avant et après son installation à Arcueil, dans la banlieue parisienne, en 1898), et sa personnalité en trois (le dandy bohème de Montmartre, le « velvet gentleman » de 1895 à 1905, puis après cela l’élégant fonctionnaire bourgeois), sa musique pour piano peut être partagée en au moins six périodes, dont la plupart sont représentées sur cet album à la programmation très imaginative. Tout d’abord, il y a eu la musique de salon écrite avant son départ du domicile familial situé boulevard de Magenta vers la fin de 1887. Dans la Valse-ballet de 1885-1886, nous trouvons des affinités avec les compositions domestiques carrées de son père Alfred et de sa belle-mère Eugénie, qui lui avaient appris à tirer un maximum d’effet d’un minimum de matériau. S’il a triché sur le numéro d’opus (« 62 »), c’était sans nul doute une plaisanterie à l’endroit d’Eugénie, celle-ci puisait simplement dans une pile de compositions antérieures pour les republier avec un nouveau numéro d’opus chaque fois que l’occasion s’y prêtait. Mais l’autre avantage de cette méthode, c’est que Satie donnait l’impression d’être plus expérimenté et plus prolifique qu’il ne l’était en réalité.

Deuxièmement, il y eut un période d’expérimentation harmonique (1887-1890), au cours de laquelle Satie tirait son inspiration du passé médiéval. Il en résulta les quatre Ogives (vers 1888), dont chacune prend un mélodie de type plain-chant et la répète trois fois avec des textures d’accompagnement différentes selon le schéma A – A1 – A2 – A1. Les Ogives sont amétriques, ambiguës quant au mode et, comme l’élément variable principal est la longueur de leurs deux phrases disposées en miroir, on peut dire que leur forme est « chronométrique… une fonction du temps et de la durée », comme l’observait Alan Gillmor.

Puis vint l’étrange période de la Rose+Croix (1891-1895), avec ses progressions systématisées des accords et ses cellules harmoniques juxtaposées, suivie d’une période de recherches vers une nouvelle orientation (1897-1912), durant laquelle Satie revint à l’étude du contrepoint et au métier de la composition de la Schola Cantorum sous l’égide de Roussel et Vincent d’Indy. En 1897, Satie avait brièvement fait l’expérience d’une plus grande souplesse rythmique et texturale, et les Danses de travers offrent encore un des premiers exemples du minimalisme, dans lequel les trois danses lentes et douces se partagent toutes le même rythme, la même texture et des formes mélodiques identiques, de sorte qu’il est difficile de les distinguer l’une de l’autre. Ici, Satie avait peut-être à l’esprit les textures arpégées de Schumann ou de Fauré. Quoi qu’il en soit, en 1898 il fut coupé court à ce développement prometteur par son déménagement à Arcueil, où il se mit à cultiver la chanson de cabaret (comme source de revenus). La Petite ouverture à danser est effectivement un des éléments d’une série de Gnossiennes, dont les mélodies ondulantes étranges étaient inspirées de la musique folklorique roumaine que Satie avait entendue à l’Exposition universelle de 1889. Dans ce cas, le titre, les barres de mesure et la dynamique furent ajoutés par Robert Caby lorsqu’il prépara le manuscrit de Satie pour publication en 1968.

Le Piccadilly, qui appartient à la musique « populaire » de cette quatrième période, est l’un des premiers exemples d’une marche de ragtime, en partie copiée sur le modèle du chœur de « Hello! Ma Baby » de Howard et Emerson, un « air à succès » de 1899. Dans une veine tout à fait différente, nous trouvons les ramifications du travail de Satie à la Schola Cantorum, Deux choses et Profondeur, de 1909 environ. Les premières sont caractérisées par leur approche plus linéaire et leurs diversions chromatiques inattendues, alors que les sous-titres de Profondeur (essentiellement un exercice de menuet) démontrent son affection croissante pour les titres étranges et aguichants.

Cette caractéristique s’est fait jour dans les séries « humoristiques » pour piano de 1912-1915, la cinquième période de Satie, après qu’il eut redécouvert, à titre de « précurseurs », les effets harmoniques de l’« impressionnisme » (les chaînes de septièmes et de neuvièmes parallèles). Ces travaux furent initiés par l’exécution de la 2e Sarabande de Ravel de 1887 à un concert de la Société Musicale Indépendante le 16 janvier 1911, qui aboutit à la publication par Rouart-Lerolle de ses premières Sarabandes et Gymnopédies en 1911-1912. Mais, ce que Satie recherchait vraiment, c’était la reconnaissance de ses dernières œuvres, et la publicité suscitée par sa redécouverte s’avéra suffisante pour qu’Eugène Demets publie ses Véritables préludes flasques (pour un chien) en août 1912, après qu’ils eurent été ignominieusement refusés par Jacques Durand, l’éditeur de Debussy. Ils s’avérèrent populaires, connurent plusieurs éditions, ce qui entraîna une demande soudaine de nouvelles pièces intrigantes, demande que Satie s’efforça de satisfaire. Les ravissantes Descriptions automatiques furent le premier triptyque à paraître en avril 1913 et, pendant l’été de la même année, Satie écrivit plusieurs séries d’Enfantines (y compris les Menus propos enfantins), car il avait toujours beaucoup aimé les enfants et les jeunes, et il voulait offrir une musique qui ferait des leçons de piano un plaisir. Toutes ces pièces sont accompagnées d’histoires et de commentaires conçus pour amuser l’interprète, processus textuel qui remontait au trois Gnossiennes de 1890.

Ce processus atteint son apogée sur le plan artistique dans les vingt et un Sports et divertissements de 1914, un Gesamtkunstwerk miniature composé de brefs portraits en musique, d’une calligraphie imma-culée, accompagnés de poèmes en prose originaux et de dessins humoristiques, influencés par les cubistes de Charles Martin. Satie interdisait que l’on lise ses textes à haute voix, et leur interprétation idéale serait celle où les partitions, les textes et les dessins seraient projetés sur un écran au cours de l’exécution. À la fin de cette période féconde de plus de soixante pièces diverses pour piano, on trouve les Avant-dernières pensées (appelées à l’origine Étranges rumeurs), qui étaient ses « observations » personnelles sur ses contemporains : Debussy (son plus proche ami), Dukas (qui l’a souvent aidé financièrement) et Roussel (qui lui avait enseigné l’art du contrepoint). Dans les esquisses de Satie, les deux premières pièces portent les sous-titres suivants : Idylle de Debussy, avec sa basse continue ostinato de quatre notes, représente « un poète qui aime la Nature, & la dit »; alors que dans l’Aubade de Dukas, il avait à l’esprit « un fiancé sous le balcon de sa fiancée », ce qui en fait une sérénade grattée à la guitare. Dans Méditation, le poète « est enfermé dans sa vieille tour …le Génie est là, qui le regarde d’un mauvais œil : d’un œil de verre », est sans doute Satie lui-même, malgré la dédicace à Roussel. San Bernardo (2 août 1913), endisqué ici pour la première fois, est une première version d’Españaña, le dernier des Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois, que j’ai reconstitué d’après les cahiers d’esquisses de Satie à la Bibliothèque nationale de France (voir le 6e Nocturne ci-dessous).

En 1918-1920, avant ses derniers ballets, la musique de Satie adopta un ton plus sérieux, reflétant les horreurs de la Première Guerre mondiale. À commencer par son chef-d’œuvre, le drame symphonique Socrate, Satie étendit cette approche à ses six Nocturnes de 1919, très peu texturés. Les trois premiers ont été conçus comme une série en ré majeur, dont Satie disait à Valentine Hugo qu’il n’était « pas mal du tout. Le premier sert de prélude; le deuxième, plus court, est très tendre, très nocturne; le troisième est un nocturne rapide, dramatique, un peu plus long que le premier. Ils forment à eux trois un tout dont je suis très content. » Satie y ajouta le sensuel 4e Nocturne avec ses quintes parallèles, le 5e Nocturne en fa, plus austère, et le Sixième avec ses octaves sonores à la basse dans le style de Brahms et son retour magistral dans le tout dernier accord, à la gamme de départ de tout le cycle .

Professeur Robert Orledge
Université de Liverpool
le 6 août 2002

Biographie / Eve Egoyan

Eve Egoyan fell in love with the piano at a very young age, visiting her neighbour daily to learn whatever she could about the instrument. Ever since those first moments, playing the piano has been a passion and an adventure. Eve began studying traditional repertoire in her hometown of Victoria, B.C. starting at the Victoria Conservatory with Anne Brayshaw and Winifred Wood then continuing on to the University of Victoria where she studied piano with Eva Solar-Kinderman and introductory courses in contemporary music with Michael Longton. She spent her summers at the Banff Centre with György Sebok. She continued her musical education in Berlin, Germany (DAAD scholarship) and London, England (Commonwealth Scholarship). In 1989 she moved to Toronto to study at the University of Toronto while a resident of Massey College. Here, she reconnected with a community of composers she had studied with in Victoria. Through playing their works, she became passionate about playing music of her own time, connecting to its freshness, its direct invention at the modern piano, and the clarity of playing music by living composers, dealing with a living score. Her reputation as a performer has earned her a dedicated audience who trust her considered programming and her ability to communicate some of the most extraordinary musical voices of her time.

Many composers have written works for her, including John AbramMartin Arnold, Allison Cameron, Alvin CurranMaria de Alvear, José Evangelista, Michael Finnissy, Mamoru Fujieda, Anthony Genge, Rudolf KomorousJo KondoMichael LongtonJuliet Palmer, Stephen Parkinson, James RolfeJohn Mark SherlockLinda C. SmithAnn SouthamKaren Tanaka, James Tenney and Gayle Young. She has appeared as a solo recitalist in Canada, England, France, Germany, Portugal, Japan, and the U.S.. Eve has released seven critically acclaimed solo discs, six of works by living composers and one disc of works by Erik Satie. Her most recent disc, “Simple Lines of Enquiry”, a one-hour long piano solo by Ann Southam, was selected as one of 2009’s ten top discs by Alex Ross, music critic of the New Yorker magazine and author of the critically acclaimed “The Rest Is Noise: Listening to the Twentieth Century”.

As an improvising musician Eve has had the opportunity to perform with Fred Frith, Michael Snow, Malcolm Goldstein, Anne Bourne, Martin Arnold, and Casey Sokol. Other collaborations include dance projects, interdisciplinary performance, film work and sound installations. Her most recent collaboration “Surface Tension” with her husband media artist David Rokeby (structured improvisations on a disklavier piano and real-time images) can be viewed at: http://www.vimeo.com/6154175.
Honours include numerous commissions and awards from the Canada Council, Ontario and Toronto Arts Councils, FACTOR, a University of Victoria Distinguished Alumna Award, a K.M. Hunter Award, and a Chalmers Award. Recently she was elected a Fellow of the Royal Society of Canada (FRSC) and was one of fifty Canadian performers and conductors given and designation of “CMC Ambassador” by the Canadian Music Centre.

Eve Egoyan is a concert pianist who specializes in the performance of new works. Her interpretations and unique programmes welcome audiences into unknown territory, bridging the gap between them and contemporary composers. Composers have a uniformly high regard for her performances of their works, often considering them definitive.