Eve Egoyan + Mauricio Pauly – Hopeful Monster
Publié le 26 Septembre 2023
Je connais la pianiste canadienne Eve Egoyan depuis ses interprétations du cycle Inner Cities d’Alvin Curran et de la musique de sa compatriote Ann Southam. Je sais qu’elle n’a peur d’aucune audace, d’aucune aventure. Et en voici une belle, risquée, avec Mauricio Pauly, compositeur et musicien anglais, né au Costa Rica, désormais installé à Vancouver. La simple revue des instruments utilisés par le duo donnera déjà la mesure du dépaysement probable. La pianiste joue certes d’un simple piano acoustique, mais augmenté par la manipulation d’un piano modélisé et par des échantillons acoustiques ; elle utilise aussi sa voix, pas seulement pour chanter ! Mauricio Pauly manipule des échantillons et des traitements électroniques en direct, joue de la chromaharpe (une sorte de cithare) désaccordée et d’un ensemble de percussions (sous réserve, traduction de “drum bundle”).
Le disque comporte dix pièces, entre deux minutes trente et un peu moins de neuf minutes. Je considérais au début les premières comme des mises en oreille, entre free jazz et musique expérimentale. Très vite cependant, et déjà dans le premier titre “Spore”, le disque prend une autre envergure, devient l’exploration de continents sonores d’une fascinante étrangeté. Indéniablement, le disque s’inscrit dans la lignée ouverte par les pièces pour piano préparé de John Cage. Seulement, il ne s’agit pas d’un piano seul. On entend souvent plusieurs instruments en même temps grâce aux traitements, et tous sont plus ou moins affectés d’une augmentation, d’un déréglage sonore, ils dérapent vers l’inconnu, si bien qu’on est tout surpris, émus même quand le piano redevient le piano qu’on connaît. Sans cesse, la musique s’échappe, s’engage dans des chemins imprévus. Le piano ouvre un labyrinthe, un palais des échos et des distorsions. Des sources surgissent, ruisselantes, ou bien grincements et frottements nous mènent avec le piano martelant, comme dans “Dive”, dans une forgerie de cristal. “Braid”, orchestral et polyphonique par moments, laisse planer une atmosphère inquiétante, drones à l’arrière-plan et paquets foisonnants de tresses (l’un des sens de “braid”) tordues, de glissendos résolument hors des clous de la gamme, comme des loups tournant en guimauve. “Dialing with abandon” poursuit l’amollissement des sonorités, et monte peu à peu la voix d’Eve, démultipliée, dans ce concert purifié par la plus pure fantaisie sonore, loin des règles anciennes : s’élève alors une curieuse ode fragile, soutenue par le piano en apesanteur et des drones légers. Moment d’une grâce indicible !
Tout est devenu possible, les amarres larguées. “Stilled Shadow”, si sobre, si calme, ménage une plage méditative, travaillée par de profonds remous : nous sommes ailleurs. La seconde partie peut commencer ! “Single spore flexing gently” réaffirme la torsion à l’œuvre dans tous les sons : échos courbes, glouglous et bondissements rythmiques, c’est une dévastation tranquille, une table rase. La folie semble s’installer dans “Agree no frown” : percussions déchaînées, voix mêlées, pour une cacophonie euphorique tournant aux hoquets hagards ! Après ces rivages difficiles parfois pour l’auditeur, il faut le dire, nous abordons sur trois terres splendides, trois pièces assez longues entre six minutes trente et presque neuf minutes. On respire, on écoute ces chants extatiques, le grouillement percussif d’un monde lointain, de nouvelles harmonies subtiles. Là tout est miroitements, surgissements translucides, feuilletages en vrilles. Là règnent les illusions, vaporeuses ou puissantes, les cordes qui sonnent comme des instruments asiatiques frémissants d’inflexions désaccordées. Le neuvième titre, “Height”, est sans doute le chef d’œuvre de l’album, d’une magnificence somptueuse dans ses dérapages incessants qui donnent l’impression de voix démoniaques surgies des profondeurs. “Effort grind braid”, après un début chaotique, inaugure une musique post-industrielle proliférante, répétitive, dans laquelle le piano augmenté monte à une incroyable puissance dans une atmosphère découpée par une rythmique erratique, avant de nous ramener au piano presque “pur” dans des méandres élégiaques assez émouvants.
Il faut avoir confiance en ce « monstre plein d’espoir », lui passer ses moments les plus “destructifs”, car il recèle des beautés inouïes. Eve Egoyan et Mauricio Pauly, plus que des musiciens, interprètes ou compositeurs, sont des créateurs d’univers sonores, à l’arraché de l’aventure.
Paraît le 6 octobre 2023 chez No Hay Discos (Montréal, Canada) / 10 plages / 57 minutes environ
Pour aller plus loin
Pas d’extraits autres à vous présenter, mais il reste…